De la finance chrétienne à l’ISR

L’Observatoire est heureux de présenter un extrait de la note de travail réalisée en mai 2009 par Samer Hobeika de Novethic (filiale de la Caisse des dépôts et consignation) sous la resp. d’Anne-Catherine Husson-Traore (Novethic), et intitulée « Finance islamique et ISR: convergence possible? ». Pour consulter le document entier, cliquer ICI

« Il est admis que l’ISR tel qu’il est pratiqué aujourd’hui trouve ses origines dans des approches motivées par la religion chrétienne, qu’elle soit catholique ou protestante. De façon naturelle, les congrégations religieuses ont voulu mettre leurs investissements en adéquation avec leurs principes. Deux types de stratégie ont dominé les débuts de l’ISR : les exclusions sectorielles et l’actionnariat actif. Les groupes religieux chrétiens ont cependant été à l’initiative d’autres approches ISR, même si d’autres institutionnels plus importants en masse d’encours ont depuis pris le relais.

Les exclusions sectorielles
Dès 1760, John Wesley, fondateur du Méthodisme, a insisté sur le lien entre éthique et utilisation de l’argent. Pour lui, l’investisseur doit agir non pas en propriétaire, mais en régisseur (steward/custodian) de biens, et ne doit pas créer de la richesse en nuisant à son prochain. Il a ainsi été l’un des premiers contempteurs de l’esclavage, à l’instar des Quakers, les membres de la Religious Society of Friends. Ces derniers, dès la fin du XIXe siècle, ont intégré des considérations extra-financières dans leurs choix d’investissement par une stratégie d’exclusion de secteurs d’activités orientée vers la satisfaction de convictions religieuses.

Aux États-Unis
Le Pioneer Fund, premier fonds socialement responsable, a été lancé en 1928 à l’instigation du Conseil Fédéral des Églises Américaines. Sa politique d’investissement excluait les sociétés dont les activités étaient en relation avec l’alcool, le tabac et la pornographie, des secteurs que l’on retrouve encore aujourd’hui sur la liste noire des fonds ISR dits éthiques. L’accès à ce fonds est cependant restreint, et il faut attendre 1971 pour voir le premier fonds commun de placement éthique accessible aux investisseurs particuliers, le Pax World Fund. Outre l’exclusion des « sin stocks » traditionnels comme le tabac ou les jeux d’argents, ce fonds visait à permettre aux investisseurs d’éviter l’investissement dans des entreprises susceptibles de tirer profit de la guerre du Vietnam, pax signifiant paix en latin.

En Europe
Le premier produit d’investissement éthique en Europe a été lancé par une association suédoise de lutte contre l’alcoolisme (Swedish temperance society), sous la forme d’un fonds nommé Ansvar. À l’instar du fonds Pioneer, il était cependant réservé aux sympathisants du mouvement. Au Royaume-Uni, les exclusions éthiques font partie des règles d’investissement de l’Église anglicane dès 1948 et la création des Church Commissioners. Un organe similaire est créé par l’Église méthodiste en 1960. En France, les deux premiers fonds éthiques ont été lancés à l’intention des investisseurs religieux chrétiens. La société financière Meeschaert et l’association Éthique et Investissement (initiée par un groupe de religieuses économes générales de leur congrégation) lancent ainsi en 1983 le fonds Nouvelle Stratégie 50, qui exclut notamment les secteurs du tabac, de l’armement, de l’alcool, de la pornographie et des jeux d’argent. La société de gestion, très orientée vers une clientèle chrétienne, retiendra ces critères d’exclusion pour ses autres fonds ISR. Le deuxième fonds historique est Hymnos, lancé par le Crédit Lyonnais en 1989 pour répondre spécifiquement à la demande des congrégations religieuses. Un comité éthique, composé d’une vingtaine de personnalités laïques et religieuses, se réunit chaque trimestre pour réfléchir aux critères éthiques à retenir pour évaluer les sociétés secteur par secteur et pour s’assurer que la sélection des titres tient compte de ces critères. Les entreprises sélectionnées doivent impérativement avoir des activités s’accordant avec une éthique chrétienne et humaniste.

L’actionnariat actif
Les premières résolutions ISR ont été déposées vers la fin des années 60 aux États-Unis par des groupes d’églises et des associations étudiantes concernant la guerre du Vietnam. Un autre sujet de prédilection a été l’apartheid en Afrique du Sud ; à ce sujet, l’église épiscopale américaine a déposé en 1971 une résolution à l’assemblée générale de General Motors. L’ensemble de ces initiatives a conduit deux ans plus tard à la création de l’Interfaith Center on Corporate Responsibility (ICCR), regroupant aujourd’hui 275 institutions protestantes, catholiques et juives détenant plus de 120 milliards de dollars. Cette organisation a depuis été à la pointe de l’activisme actionnarial sur des questions sociales aux États-Unis.
Les activistes religieux au Royaume-Uni ont également participé à cette campagne contre l’apartheid durant la période 1970-1984, notamment en mettant en cause la banque Barclays et la compagnie pétrolière Royal Dutch / Shell. Leurs efforts visaient notamment à convaincre des investisseurs institutionnels de se désinvestir de ces compagnies, ce qui a conduit Barclays à se retirer partiellement d’Afrique du Sud en 1985. D’ailleurs, la montée en puissance de cette campagne des deux côtés de l’Atlantique s’est traduite par le départ de plus des deux tiers des entreprises américaines implantées en Afrique du Sud.

Autres approches ISR
On connait le rôle des investisseurs religieux dans l’essor de l’investissement éthique, incluant les exclusions sectorielles et l’activisme actionnarial, mais on oublie parfois qu’ils ont également contribué au développement d’autres approches de l’ISR. Ainsi, EIRIS, principal fournisseur de recherche extra-financière sur les émetteurs au Royaume-Uni, a été créé sous l’impulsion des Quakers et de l’Église méthodiste en 1983. À cette époque, il n’y avait guère de fonds susceptibles de recourir à ses analyses, et les sponsors religieux d’EIRIS ont fait le pari réussi que la demande suivrait l’offre.
Ainsi, ces investisseurs chrétiens ont été des investisseurs socialement responsables pionniers, en adoptant de nouvelles pratiques qui ont structuré le mouvement de l’ISR : le désinvestissement d’entreprises engagées dans des secteurs ou des pratiques jugées irresponsables, l’engagement d’un dialogue avec les entreprises et l’exercice du droit de vote, et plus récemment l’investissements dans des entreprises qui présentent des bonnes pratiques sociales et environnementales.
Aujourd’hui, les encours ISR détenus par les Églises et congrégations religieuses sont très marginaux par rapport à ceux des investisseurs institutionnels comme les assureurs, les organismes de prévoyance ou les institutions de retraite. Ces derniers ne partagent pas vraiment, surtout en France, leur vision de ce que doit être la prise en compte de critères extra-financiers. Paradoxalement, l’ISR, tel qu’il a été développé ces dix dernières années par la plupart des sociétés de gestion en France, affiche même une certaine aversion pour les approches éthiques. Cette aversion répond à deux facteurs : les problèmes de gestion financière que pose l’exclusion de certains titres ou secteurs et la difficulté de trouver une éthique commune dès qu’on s’adresse à des investisseurs qui ne sont pas réunis par la même conviction religieuse. Les offreurs ont largement préféré mettre l’accent sur une approche de développement durable concentrée sur les enjeux Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance. Ceci dit la demande de certains investisseurs, plutôt en Europe du Nord, et les campagnes d’ONG comme Amnesty, ont, même en France, abouti à la généralisation d’au moins une exclusion d’ordre éthique, celle qui s’applique aux armes controversées (mines antipersonnel et bombes à sous-munition). Les origines chrétiennes de l’ISR permettent d’identifier les questions posées par l’intégration de considérations religieuses dans la finance. La finance islamique en est le phénomène le plus abouti en termes de formalisation, et avant de se demander si elle ne peut pas constituer un nouveau terreau au développement de l’ISR, il convient de mieux la comprendre ».

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